GINGO

Auteur : Sarah Cohen-Scali
Editeur : Gulf Stream Editeur
Nombre de Pages : 360
Date de Parution : 1 février 2018
Mon Avis : (Garanti sans spoilers)
Quand il a fallu trouver des solutions pour réduire la criminalité et la brutalité des hommes, des jeunes plus particulièrement, la société s'est retrouvée divisée. Certains pensaient qu'internet et l'Intelligence Artificielle seraient les moyens de canaliser cette violence et ont formé la cité blanche où les comportements sont régulés grâce à des puces intelligentes implantées dès le plus jeune âge. Les autres se sont fermement opposés à ce choix et ont refusés cette hyperconnectvité, formant la Cité bleue. Si les habitants de la Cité Blanche sont minoritaires, ce sont pourtant eux qui ont pris l'ascendant sur les Bleus au fil des ans. Ce sont eux à l'heure actuelle qui donne l'accord aux Bleus ou pas de concevoir un enfant. Jade s'est vu refuser le droit de porter un enfant. Elle est révoltée, effondrée mais compte bien se saisir de la seconde chance qui s'offre à elle, à savoir adopter. L'enfant qu'on lui confiera sera lourdement handicapé et lui sera repris au bout d'une dizaine d'années mais Jade est prête à ces sacrifices si c'est pour accueillir un enfant. C'est ainsi que Gingo entre dans la vie de Suzanne, cet enfant si particulier et imparfait mais auquel Jade va profondément s'attacher. Cet enfant pour lequel elle sera prête à tout, même à mener une rébellion. Gingo est un roman un peu inclassable, qui évoque de nombreuses références sans pour autant rentrer dans une case, pour notre plus grand plaisir. Il faut dire que le style de Gingo, tant dans le fond que la forme, en fait un roman atypique. L'histoire se déroule sur une dizaine d'années, et durant ce long laps de temps, nous suivons Jade et Gingo presque exclusivement. Il y a parfois des changements de narrateur mais l'histoire ne s'intéresse qu'au combat de Jade en tant que mère et le nombre restreint de personnages qui gravitent autour de Jade et Gingo donnent une sensation de huis clos. L'univers est bien pensé, se cantonne à quelques lieux, renforçant ce sentiment d'enfermement tout en donnant une dimension universelle à ce roman, en effaçant les références de lieu ou de temps. Quant au style d'écriture choisie par l'autrice, il est aussi surprenant car il s'agit surtout d'un récit narratif avec peu de dialogues. A la façon d'un journal de vie, nous suivons les pensées et la succession des évènement qui jalonnent la vie de Gingo et de sa mère adoptive. Il y a peu d'actions mais cela n'affecte aucunement l'intérêt pour l'histoire, la tension dramatique étant présente du début à la fin. Gingo m'a rappelé les grands romans d'anticipation que je lisais adolescente, Un Monde parfait d'Aldous Huxley notamment, les célèbres lois de la robotique d'Isaac Asimov mais également les expériences psychologiques qui ont pu avoir lieu dans les années 70. A la façon de ces grandes références, Gingo nous laisse matière à réfléchir, même après avoir tourné les dernières pages. Sarah Cohen Scali nous propose un univers clairement situé dans le futur en raison des technologies présentes mais c'est le seul élément qui le fixe dans une époque, le reste étant parfaitement atemporel, nous plongeant dans un questionnement et des angoisses intemporels pour le coup. L'autrice explore l'un des fantasmes de l'Homme, à savoir être parvenu à dompter son imprévisibilité, son non-respect des règles et sa violence inhérente. En lisant la thèse développée dans ce roman, le lecteur frissonne d'autant plus que c'est un modèle vers lequel on tend ou bien l'on aspire à tendre car séduisant : un monde serein où la criminalité n'existe plus, où chacun à une place dans la société qui lui est donnée dès sa conception supprimant toutes las angoisses sur son avenir et son devenir. Une intelligence artificielle personnalisée nous seconde en permanence et nous connait presque mieux que nous-mêmes. Celle-ci nous soulage de la plupart des tâches du quotidien réputées pénibles, nous tient compagnie et nous réconforte au besoin. Elle n'est pas ressentie comme un censeur mais plutôt comme une sorte de bon ami qui est toujours de bon conseil. Oui tout cela est bien tentant et beaucoup serait sans doute prêt à se soulager de leurs angoisses existentielles, quitte à y perdre une partie de leur libre arbitre. La société imaginée par l'autrice nous interpelle car elle fait écho à cette émotion et ce questionnement que porte en lui l'Homme et auxquels il a essayé de répondre depuis la nuit des temps. Le lecteur bien que séduit, se rend bien compte que cette société manque de souplesse, de créativité, de liberté et du plaisir que cela peut susciter. C'est ce qu'incarne la société des Bleus, une société qui a refusé de se soumettre à ce dictat technologique. Il est évident que tout oppose ces deux sociétés et que les Blancs réalisent des actes immoraux. Pour autant, il est difficile en tant que lecteur de "choisir" son camp car les deux sociétés ont des aspects séduisants mais l'une comme l'autre sont malheureuses et ont perdu une part de leur essence. Il y a peu de roman d'anticipation "à l'ancienne" publié de nos jours. Même si j'apprécie les dystopies et que le cadre de l'histoire y fait penser, Gingo se détache vite de ce schéma. Certes, il y a opposition de deux modèles, avec un groupe qui a une forte emprise sur l'autre. Mais il s'agit bien là des seules ressemblances avec le schéma classique des dystopies. N'attendez pas une révolution portée par des personnages charismatiques et des idéaux forts. C'est en cela que Gingo se rapproche de ce qu'écrivait les auteurs de science-fiction des années 30/40 : ce n'est pas l'individu et une idéologie qui sont mises en avant. Au contraire, les personnages sont surtout le vecteur d'un message, et interroge sur l'essence même de notre humanité. Je suis ressortie de ce roman avec de nombreux questionnements notamment sur cette limite entre les compromissions sur nos libertés individuelles qui sont nécessaires pour maintenir une vie de société harmonieuse et le moment où ces mêmes compromis nous amènent à une forme de soumission. A quel moment devons-nous nous insurger et a quel moment devons-nous "nous soumettre" pour garantir une stabilité à notre société? La fin du roman est abrupte, à l'image du message que souhaite transmettre l'autrice. Oui il reste beaucoup de questions au terme du roman, l'autrice ne nous donnant volontairement pas toutes les clés. Il est toujours rassurant de savoir comment tout cela a été possible, comment cette société à ainsi pu se transformer, comment l'homme a glissé de la société que nous connaissons à celle imaginée par l'auteur. Mais c'est également ce choix de taire certains éléments qui donnent cette dimension au roman, lui donnant l'aspect d'une fable moderne avec une portée plus vaste que le sujet traité, nourrissant notre réflexion de lecteur. Une dernière remarque concerne la couverture de ce livre qui est juste parfaite tant sur le plan visuel que sur la symbolique. Mais je ne vous en dirais pas plus... 😉 ... Lecture Parfaite ... |